Il y a un siècle environ, l'île de Frigost n'avait pas encore le masque froid et impitoyable qu'elle revêt aujourd'hui. À l'époque, ses terres étaient vertes et fertiles, ses forêts luxuriantes et ses champs dorés comme un bec de Tofu sous le soleil de midi. La position de l'île-continent, au nord d'Otomaï, lui garantissait un climat doux et tempéré, que seul l'hiver glacial venait troubler une fois l'an. Cette saison frigorifique, particulièrement rude, était la seule ombre qui planait sur Frigost. Mais elle était si intense qu'elle avait fini par donner son nom à l'île.
C'est sur cette terre prospère que j'avais établi mon fief. Je me souviens encore des longues balades à travers champs, des baignades dans le lac, des parties de chasse dans la forêt... Aujourd'hui, tout cela n'est plus qu'un souvenir, hélas !
Champs glacés, lacs gelés, forêts pétrifiées : voilà tout ce qu'il reste des paysages que j'ai connus jadis ! Ah, comme il y faisait bon vivre ! J'allais souvent me détendre dans les sources chaudes et profiter du confort offert par la centrale thermique. Car l'île était à la pointe de la technologie et le maire favorisait l'innovation et le progrès. Nous étions d'ailleurs particulièrement avancés en matière de techniques agricoles. Cultivarotateurs, mécanobêcheuses, charrues à vapeur : nous disposions de tout un tas de machines pour cultiver nos champs. La qualité de nos céréales était telle que les meilleurs boulangers de l'époque se les arrachaient ! Frigost était alors en tête du palmarès des plus grandes puissances agricoles du Monde. Mais malgré tous nos efforts, Amakna, sa rivale de toujours, menaçait de la supplanter. Aussi, notre maire décida-t-il un jour de lancer un grand concours : "Agriculture, inventons l'avenir de Frigost". L'objectif était de concevoir de nouvelles machines capables d'augmenter notre production de céréales. Si cela fonctionnait, nous pourrions montrer une bonne fois pour toutes à Amakna qui était le patron ! Nous ne le savions pas encore, mais ce concours allait être le déclencheur d'une série d'évènements qui causeraient notre perte... Ah, si seulement les Frigostiens n'avaient pas autant eu le goût de la compétition ! Si seulement, ils n'avaient pas été si orgueilleux ! Si seulement, je n'avais pas été aussi ambitieux... Hum... mais je me rends compte que je manque à tous mes devoirs !
Je ne me suis même pas présenté ! Je suis... Jacquemart Tocante de Harebourg, Comte de Frigost !
Mais vous pouvez m'appeler Comte Harebourg, c'est moins pompeux. Hum... Où en étais-je ? Ah, oui ! Le concours... Ce fameux concours. Avant de continuer mon histoire, vous devez savoir que j'étais un des plus grands génies de mon époque ! Avec un bout de ficelle et deux clous, j'étais capable de vous construire une pompe hydraulique ! Mais le domaine dans lequel j'excellais par-dessus tout, c'était l'horlogerie. J'étais tellement mordu de pendules que les Frigostiens m'avaient surnommé le Montreur de montres. Aussi, lorsque le maire lança son concours, je proposai une idée révolutionnaire : la construction d'une clepsydre capable d'agir sur le climat et de réguler le froid de l'hiver ! Tous les habitants de l'île s'attelèrent alors à la tâche. Il fallait les voir, ces braves gens, forger les rouages, souffler le verre, assembler la charpente... Un travail de titan ! Mais ça ne suffisait pas. Il me fallait l'aide d'experts, de professionnels du temps ! Je fis donc venir les meilleurs artisans du monde pour me seconder et, au terme d'une année de travail à s'en faire décoller les bandelettes, la Clepsydre fur achevée.
C'est à ce moment-là que tout dérapa. La gardienne de Javian, Jiva en personne, apprit que nous étions capables de manipuler le climat. Elle m'investit alors d'une mission de la plus haute importance, donc je tairai l'objectif par mesure de sécurité. Mais l'affaire était si grave qu'elle me confia le légendaire Dofus des Glaces, pour la mener à bien ! En hiver 551, nous lançâmes donc l'opération "réchauffement climatique", avec la bénédiction de Jiva. La manœuvre fut un succès... du moins au début. Car nous ne le savions pas encore, mais en adoucissant les températures du mois de Descendre, nous avions interféré avec la mission de Djaul, son Gardien. Ce léger détail allait nous être fatal ! Tous les 31 Descendre, le démon avait en effet coutume d'affronter Jiva en combat singulier. Et cette année-là, il se fit lamentablement écraser ! Son excuse était toute trouvée : les températures trop clémentes avaient eu raison de lui ! Rendu furieux par cette défaite, Djaul rumina sa vengeance pendant près d'un an. Lorsque l'hiver revint, il avait trouvé le moyen de neutraliser les effets de la Clepsydre et était prêt à riposter. Le 31 Descendre 552, il attaqua Jiva avec une violence jamais vue jusqu'alors. Leur combat de titans dura quatre jours, au terme desquels, la Gardienne de Javian, à bout de force, dut déclarer forfait. Alors pour protéger ses intérêts, elle eut recours à la plus odieuse des trahisons : elle nous vendit à Djaul et nous désigna comme seuls coupables de sa défaite passée ! Si le Gardien de Descendre s'en tenait à cette version, elle lui offrait Frigost afin qu'il y règne son partage. Le démon accepta, bien entendu. Et ce maudit 31 Descendre 552 marqua la fin de nos jours heureux ; le début d'un hiver impitoyable dans lequel nous serions condamnés à jamais...